vendredi 8 juillet 2016

Chapitre 1

Je l'ai modifié un nombre incroyable de fois, et vous ai partagé plusieurs versions de son incipit, mais je poste cette fois-ci sa version intégrale, qui ne devrait (sérieusement, je l'espère) ne plus faire l'objet de nouveaux changements importants (outre d'éventuels corrections).

En joie :

Chapitre 1
Le départ

– Papa, tu nous racontes l’histoire du monde ?
– Tu me sembles bien trop agité, jeune homme.
– Allez quoi ! Toi aussi tu veux l’entendre, hein Ice ?
Mon grand frère, tout à coup inquiet, cesse de vibrionner sous sa couette pour me fixer d’un air suppliant. Je lui réponds par un timide hochement de tête, emmitouflé moi aussi dans la douce tiédeur de mes couvertures. Attendri, mon père pousse un léger soupir. Il se résignera une fois de plus à jouer les conteurs pour cette nuit.
– D’accord, annonce-t-il. Ferme le volet. Ah, et la fenêtre aussi. Je t’ai déjà dit qu’Ice était encore trop petit, il risque d’attraper froid.
– Et moi je dis que c’est pas logique, si tous les habitants d’ici sont bénis par le froid, alors les enfants aussi… conteste aussitôt mon grand frère presque insolent.
Papa croise les bras, sans froncer les sourcils. Sans plus d’entêtement, mon frère soupire et s’exécute, puis se lève sur son matelas. Le dos courbé par-delà la fenêtre, il vient agripper le bord du battant en bois après quelques secondes à être resté immobile, le regard sûrement perdu dehors, parmi les reflets lunaires qui s’épandent à cette heure-ci le long des rues tapissées de glace. Les rayons de l’astre d’argent se dissipent peu à peu alors que le volet se ferme, ne laissant plus que la lumière tamisée de la lampe de chevet éclairer notre chambre. À côté d’elle, Papa s’assied, par terre, entre nos deux lits.
– C’était il y a très très longtemps… il commence à raconter, sans ouvrir le moindre livre.
Aussitôt, il marque une pause, mon frère arbore son sourire impétueux et moi je m’agriffe à mon duvet. Assuré de notre attention, il reprend :
– … d’un temps où même les premières neiges n’étaient pas encore tombées. Ozma notre belle planète était vide, déserte, désolée : une étoile sans éclat ni couleurs… il ponctue d’une voix morose. C’est alors que surgirent du néant deux astres sublimes ! 
Là, Papa nous présente ses mains.
– L’un brillant comme l’or : Sol, annonce-t-il en ouvrant la gauche.
Au même instant, une très jolie sphère ambrée s’illumine au-dessus de sa paume.
– L’autre luisant comme l’argent : Luna, déclare-t-il pendant qu’une seconde étoile fait jour dans sa main droite.
Fébrilement, j’essaie d’attraper cet orbe nacré qui lévite devant moi. Mais les jolies balles narguent nos doigts devant nos mines amusées, pour finalement s’échapper vers le plafond.
– Émus devant la pauvre Ozma, si terne et si triste, Sol et Luna décidèrent d’agir en faisant appel à leurs pouvoirs divins…
À cause des deux volutes qui captivaient notre regard, mon frère et moi n’avons pas remarqué que notre chambre commençait à se transformer. Quand soudain, les orbes de lumière nous aveuglent dans un puissant halo. Les yeux aussitôt rouverts, nous nous retrouvons au beau milieu d’une prairie sous un ciel clair et serein, tandis que Papa continue à raconter :
– … et insufflèrent la vie à notre chère planète. C’est ainsi, qu’océans, forêts et montagnes inondèrent sa surface…
Les images s’enchaînent au rythme de ses mots ; et moi, emporté au cœur de ce spectacle grandiose, je tends mes petits bras à l’extérieur de mon lit contre lequel s’abat une mer houleuse, pourtant incapable de le faire tanguer, à l’instar du vent soufflant entre mes draps secs sans jamais pouvoir les soulever. 
– … en amenant en leur sein les êtres qui les peuplent encore de nos jours.
Et alors que poissons et oiseaux apparaissent tout autour de nous, fendant ciel et eau, je me concentre sur les yeux de Papa, posés tour à tour sur mon visage et celui de mon frère. L’océan sur lequel il est assis se retire pour de nouveau laisser place à la terre, où émergent soudainement sentiers et routes pavées, menant au loin vers ce que nous reconnaissons comme des villages. Enfin, Papa se lève et nous invite à pencher comme lui, notre menton vers le ciel. 
– Leur œuvre accomplie, il poursuit de sa voix imperturbable, Sol et Luna exprimèrent leur vœu de rester veiller auprès d’Ozma. Ce faisant, les jumeaux divins se séparèrent. Postés chacun à l’autre bout du monde, ils entamèrent leur ronde éternelle. Ainsi naquirent le jour et la nuit.
Toujours avec le même envoûtement, nous contemplons le dégradé de l’éther fondre tantôt vers un azur flamboyant, tantôt vers un rideau de jais scintillant.
– Les deux dieux furent prévenants, car de crainte que la nature ne flétrisse, que ses enfants ne faiblissent, ils bénirent Ozma de six protecteurs : les Esprits Liminaires. Grâce à ses nouveaux gardiens, le monde s’emplit d’une immense et fabuleuse énergie, que nos plus vieux ancêtres nommèrent « mana ».
Mon grand frère s’est volontiers mêlé à l’aura luminescente qui jaillissait entre les roches et les herbes, en matérialisant lui aussi une légère brume cristalline dans le creux de ses mains. Je ne sais pas en faire autant, alors je comble son orgueil en le fixant d’un œil envieux, avant qu’il ne perde la face devant six autres éclats colorés.
– Parmi les six Esprits, Sol avait envoyé ceux de la Terre, de l’Eau et du Feu ; quant à Luna : ceux du Vent, de la Foudre et de la Glace.
– C’est lui qui a créé notre pays ! interrompt tout à coup mon aîné.
– Pas tout à fait, rétorque mon père, sans perdre le charisme de son ton narratif. Car dès leur arrivée sur Ozma, les six Esprits se firent chacun un ami. Ces bienheureux Ozméens, à la faveur de leurs protecteurs, héritèrent gloire et prospérité. Leurs familles devinrent rapidement des clans à la tête de six grands pays que l’on connait encore aujourd’hui, à l’image de nos chères Terres de Glace et ses voisines les Terres de Feu.
Papa termine sa phrase et la terre explose à l’horizon. J’entends son cri, et je la vois vomir son sang bouillonnant par-delà ses plus hauts sommets. D’autres montagnes surgissent vers nous, les fracas sont de moins en moins sanglants et leurs frères aux cols ardents disparaissent finalement derrière des cimes d’albâtre. Je reconnais ma patrie ensevelie sous les flocons de neige et les cristaux de glace ; ma ville apparaît parmi les versants qui s’agrandissent ; j’en aperçois maintenant les rues, elles se dessinent entre les façades du voisinage et continuent dans notre direction ; à cet instant le volet de ma chambre se referme, nous laissant de nouveau tous les trois dans l’intimité lumineuse de ma lampe de chevet.
– Allez ! Au dodo ! s’exclame Papa.
– Quoiiii ? s’insurge mon frangin. T’as pas terminé ! Et l’Eclyps alors ?
– Tu cherches à terroriser ton petit frère ?
– Bah justement, à son âge il doit pas bitter la moitié de tes phrases.
Papa soupire, et comprend à travers mon regard innocent qu’il n’a pas vraiment tort.
– Très bien, dit-il d’un nouvel air résigné. Mais pas de psy-énergie, ton imagination suffira. Je ne tiens pas à le traumatiser.
Il s’assied donc aux côtés de mon frère, sur le bord de son lit. Avec une expression soudainement bien plus grave, il poursuit son histoire :
– Malheureusement, les Ozméens furent incapables de fonder leur foi sous les auspices de l’harmonie. En leur Dieu et Déesse ils virent deux rivaux, plutôt que deux parents. De cette division naquirent deux Églises, Solarienne et Lunarienne, se vouant l’une pour l’autre une haine inextinguible. Commencèrent d’inlassables conflits qui, durant des millénaires, souillèrent Ozma de larmes de sel et de sang.
Je n’ai pas suivi. Mon père a-t-il volontairement employé un vocabulaire encore plus compliqué, afin que je ne puisse rien saisir ? J’ignore s’il en est de même pour mon grand frère, mais ce dernier semble toujours aussi captivé, comme le montrent ses mains cimentées sur ses draps.
– Sol et Luna, affolés devant tel chaos, ne savaient plus vers quoi se tourner. Quand un jour, l’irrémissible se produisit : dans leur course folle, les deux astres divins venaient de se percuter. À la suite de cette terrible collision, le ciel s’enténébra et les dieux disparurent, remplacés par un spectre informe, inénarrable. Jamais le monde n’eut connu plus terrible désastre.
Mon père hausse le ton, ce qui suffit à me convaincre de me réfugier sous mes draps. Mais le mur duveteux n’est pas très efficace, sa voix parvient à mes oreilles, et quelques images traversent mon esprit.
– La nature était déréglée, bouleversée, tourmentée. Pas même les Esprits Liminaires n’arrivaient à maîtriser l’ire des Éléments. Aujourd’hui encore, Ozma se souvient des brasiers infernaux qui immolaient toutes vies, elle se rappelle que d’incessants blizzards pétrifiaient le temps, que la terre s’engouffrait sous des séismes abyssaux. Elle n’a pas oublié ses enfants regardant le ciel se déchirer derrière les plus violents cyclones, fuyant les villes martelées à grands coups d’éclairs, englouties alors jusqu’aux sommets des montagnes par de titanesques lames de fonds.
– « Car cette apocalypse fut à jamais retenue sous le nom d’Eclyps. Puisse-t-elle avoir scellé avec notre passé, les plus irrémissibles de nos péchés. » ponctue mon frère sur un air grotesquement solennel.
Mon père arque un sourcil, les lèvres aussi.
– Si tu la connais par cœur, pourquoi tiens-tu à ce que je te raconte cette vieille légende à chaque fois ?
– Bah, pour l’apprendre par cœur justement ! Tout le monde sur Ozma la connaît, pas vrai ? Ce serait trop la honte si c’était pas mon cas !
– Oh la plupart ne connaissent que les grandes lignes, précise Papa. Chacun a sa propre façon de la raconter, l’important reste le fond.
Ai-je d’ailleurs compris le fond ? C’est peu probable, après tout je ne me pose même pas la question, je ne fais qu’émerger craintivement de sous mes draps. Mon frère par contre, prend le sujet à cœur et s’interroge :
– Dis papa, les gens dans le monde… ils en pensent quoi de tout ça ?
– Toutes sortes de choses, répond mon père. Certains y voient des faits, d’autres une simple fable, mais tous tremblent à l’idée de jours si sombres. Reste à savoir avec quelle encre s’écrira la suite de cette histoire…
Je ne comprends toujours pas ce que Papa raconte, et à en juger son expression perplexe, mon frangin non plus. Mon père reste silencieux. Il a gardé cet air absent depuis qu’il s’est tu.
– Bon, dit-il finalement après s’être relevé, il faut dormir maintenant.
Mon frère acquiesce enfin, puis plonge énergiquement sous sa couverture. Il aura bien du mal à trouver le sommeil. Papa se penche au-dessus de notre commode, les doigts glissant sur l’interrupteur de la lampe. Dans la sombreur qui s’empare de ma chambre, je sens une caresse se déposer sur mes cheveux.
– Bonne nuit, nous souhaite-t-il.
Passé le seuil, sa silhouette s’efface dans l’entrebâillement de notre porte. J’entends sa voix s’estomper dans le couloir pendant qu’il s’adresse à Maman. Nous voilà tous les deux seuls, soumis aux ténèbres, attendant que le sommeil nous emporte. Mon frère pousse alors un soupir rêveur.
– Hé, Ice… il fait, l’esprit ailleurs. Tu as déjà pensé à ce que tu veux faire plus tard ? Ce que tu veux devenir ou ce à quoi tu veux ressembler ?
Difficile, du haut de mes cinq ans, de répondre à de telles interrogations. Je me contente donc de marmonner un « non » d’une voix fluette.
– Moi j’y pense tout le temps. J’aimerai trop partir découvrir le monde, comme Enadijd, le héros des histoires que nous raconte Papa. Tu sais quoi ! Je vais peut-être m’inscrire pour devenir DO au sein de l’Égide ! Il paraît que tu dois suivre un entraînement super dur dans des énormes écoles, et qu’à la fin, tu fais un très long voyage pour passer ton examen !
Évidemment, tout cela me sonne incroyablement compliqué. Je continue de l’écouter déballer tous ses fantasmes, sans oser l’interrompre.
– … c’est l’Égide qui a aidé Ozma à se reconstruire, et ce sont les DO qui empêchent les guerres et qui nous protègent des monstres. Ah là là…
Si je ne peux pas le voir, son sourire, je l’entends. Cette béatitude m’intrigue, c’est pourquoi je décide de rejoindre mon frère au cœur de ses fantaisies en m’imaginant moi aussi héros d’une épopée. Quand un bruit sourd nous sort tout à coup de nos rêveries.
Le vacarme retentit de nouveau, puis encore. Je n’ai jamais rien entendu de tel. Ce n’est pas le tonnerre, le tonnerre ne m’entraîne pas sous ma couette, à trembler les bras croisés sous mon menton. Les éclats continuent, cette fois-ci des cris horribles les accompagnent. Pourquoi hurlent-ils à l’aide ? Je reconnais le grincement de mon volet, désormais ouvert. Peureusement, je décide alors de pointer mon nez au-dessus de ma couverture. Je découvre mon frère, figé devant la fenêtre. Des flammes dévorent l’horizon par-delà ses épaules, elles étendent leur spectre écarlate jusque sur les murs de notre chambre. Un autre hurlement vient percer les braises, celui d’une femme, mais il s’étouffe soudain derrière des pleurs, qui se taisent eux aussi.
– Ils… ils les ont tué… bredouille mon frère, les mains crispées jusqu’aux coudes.
Il en a trop dit. Je sens mes yeux qui chauffent ; je ne peux plus contenir mes larmes. À ce moment-là, la porte s’ouvre dans un claquement brusque. Mon père en surgit. Il nous saisit tous les deux par les poignets et nous précipite dans le couloir.
– Papa ! Papa ! répète mon grand frère d’une voix brisée. Qu’est-ce qui s’passe ?
Mais moi je ne veux rien savoir. Je veux juste que mon père arrête de me faire mal au bras, que les gens dehors arrêtent de crier. Aucun de mes souhaits ne s’exauce, Papa continue de nous presser jusque dans le salon pendant que mon frère s’escrime à obtenir une réponse. J’aperçois Maman accourir vers nous. L’espace de quelques secondes, mon angoisse diminue tandis que je plonge le nez dans les plis de sa chemise de nuit. Mais la panique a tôt fait de reprendre le dessus, ne serait-ce que dans le ton employé par mes parents durant leur dispute.
– …ils sont partout dans les rues, ils massacrent tout le monde sans distinction, s’explique Maman à bâtons rompus. C’est trop dangereux de sort… ! 
– Alors quitte à les attendre ici, il faut trouver un endroit où mettre les enfants à l’abri ! l’interrompt Papa une énième fois.
– Et s’ils doivent s’enfuir, qui les protégera ?!
Une explosion et d’autres cris retentissent. Je découvre un œil. Je le regrette : Papa est encore plus pâle qu’avant.
– Je vais les ret…
– N’y pense même pas !
Un nouveau fracas, beaucoup plus proche, ponctue encore une fois l’exclamation de Maman.
– Vite ! tonne Papa à Maman.
– Venez les enfants, dit-elle en nous prenant à son tour par la main.
Elle nous conduit d’un pas pressé dans la buanderie. Dans l’urgence, elle ouvre l’armoire séchante et nous place entre les cintres et les chemises. Là, elle s’accroupit face à nous et nous dit :
– Ça va aller mes trésors.
Mais son visage éploré nous exprime l’inverse.
– Ce n’est qu’un vilain cauchemar.
Alors pourquoi nous serre-t-elle si fort dans ses bras ?
– Vous restez bien sagement ici et vous ne faites surtout pas de bruit, d’accord ?
Elle pose ensuite ses mains tremblantes chacune sur l’une de nos joues, avant de nous enlacer une dernière fois. Je ne veux pas qu’elle me lâche, mais elle m’implore de ne pas pleurer.
– Veille bien sur ton frère, demande-t-elle à mon aîné.
Le battant se referme. Nous revoilà dans le noir. J’entends Maman gémir de l’autre côté.
– Fenril, Luna… protégez ces enfants. 
Puis sa voix disparait. Dès lors, le temps n’a plus cours. Mon frère est invisible et muet. Je n’ai que ses tremblements pour me rassurer. Les cris continuent autour. L’attente est insoutenable. Combien de secondes ou de minutes se sont écoulées ? Mon frère se décide enfin à parler.
– T… tu crois que Fenril va nous sauver ? Toute la famille ?
Soudain, un bruit sec éclate dans le salon. On est entré chez nous. Je réalise à présent ce qu’il va se passer. Mon frère se met à parler tout seul. Il respire fort aussi.
– Si… si personne ne fait rien, ils vont… Mais si on sort… nous aussi…
Ça y est, Papa et Maman ne sont plus seuls. Papa parle fort, puis il y a d’autres bruits, violents et précipités, ainsi que de nouveaux cris : ce sont les supplications de mes parents qui résonnent à leur tour. Je reconnais des pleurs que je n’ai pourtant jamais entendus. J’en veux à Papa de ne pas répondre à Maman.
– Je ne peux pas rester ici à attendre que Fenril ou Luna fassent un signe !
Mon frère craque et bondit hors de l’armoire. Il fait toujours sombre, Maman a bien pensé à éteindre la lumière en quittant la pièce. Toutefois, la pénombre qui se glisse depuis les vasistas me suffit pour le voir en train de serrer les poings.
– Je sais que Papa et Maman nous ont interdit d’utiliser la psy-énergie comme une arme, mais…
Il marque une pause, le bras levé devant lui. Des frissons viennent en même temps me parcourir la peau. Pourtant aucun courant d’air n’a pu pénétrer la pièce : les vantaux des deux fenêtres sont clos. Seul l’éclat lunaire filtre à travers la vitre. Stupéfait, j’observe la multitude de cristaux de glace qui apparaît dans la main de mon frère, et qui s’étend par-delà ses doigts en une ligne fumante, grossissante et tranchante. Le voilà maintenant en train de brandir un coutelas de givre en direction de la porte. Avant qu’il ne parte, j’agrippe son pyjama.
– T’as peur de rester ici tout seul, hein… Mais si tu viens avec moi… Non ! T’as raison, reste avec moi, j’te protégerai !
Je veux simplement lui dire de ne pas y aller, mais les mots restent coincés au fond de ma gorge. Je veux faire demi-tour, malgré cela mes jambes refusent de m’obéir. Je reste spectateur de mes actions. C’est trop tard, mon frère pousse la porte donnant sur le salon. Le point de non-retour est franchi, mon pouls s’accélère.
– Non…
Mon frère avance lentement. J’en suis incapable. Mon corps entier se met à vaciller, tandis que mes yeux remontent le plancher empourpré jusqu’aux corps entassés de mes parents.
– Je…
Mon frère lève son regard, il s’adresse à la silhouette menaçante qui surplombe leurs corps.
– Pourquoi v…? il étouffe dans un sanglot.
Toujours derrière lui, je remarque que mes mains sont moites, mon front et mon dos aussi… Depuis combien de temps me suis-je mis à transpirer ?
– Pourquoi vous avez fait ça ! il hurle, le visage humide déformé par la rage.
L’assassin se retourne, impassible.
– Nous suivons la volonté de Sol, lui répond-il.
Mon frère vocifère tout en s’élançant vers le meurtrier. Mes membres continuent de vaciller, toujours plus fort, j’ai l’impression que la pièce entière se met à se secouer. Ma vision se trouble, et m’imprime une dernière image : l’assassin brandit alors son sabre à la teinte grenat.

– Non ! s’égosilla Ice.
– Si ! Lève-toi feignasse ! Il est déjà dix plombes du mat’ !
Haletant, Ice découvrit le visage railleur de son compagnon de chambrée.
– Diggs… il soupira, du haut de son lit superposé.
Diggs se tenait à quatre pattes au-dessus de lui, les cheveux longs ébouriffés et dans une tenue se résumant à un caleçon. 
– Le seul, l’unique. Une confession à me faire ?
Ice considéra l’allure débraillée de son colocataire avant de lui répondre :
– Ouais, heureux de pouvoir compter sur toi quand il s’agit de se réveiller tôt. Mon entretien avec le directeur, ça te dit quelque chose ?
– Doucement l’ingrat ! C’est déjà pas mal que je te tire du lit ! rétorqua Diggs avant de regagner le sol d’un saut agile.
L’adolescent encore somnolent opta plutôt pour les échelons. En traversant la chambre, il frappa amicalement du poing l’épaule de Diggs qui se débarbouillait le visage au lavabo. Il s’arrêta ensuite devant la fenêtre, l’esprit encore un peu embrumé.
– J’aère, il annonça le doigt sur un interrupteur.
Instantanément la vitre disparut, telle une bulle que l’on aurait éclatée. Ice regarda au-delà, distrait par les battements d’ailes d’un oiseau en plein essor.
Au sud d’Occide, continent le plus à l’ouest du monde, le ciel était presque nu. Seulement quelques draps cotonneux, entre lesquels l’astre divin répandait un feu azuré au-dessus d’un océan de verdure. L’oiseau venait de quitter les murs blancs d’un colossal édifice où se réfléchissait l’éclat matinal. Il escalada les nombreux bâtiments mitoyens qui composaient son enceinte, abandonnant au passage quelques plumes sur leurs façades renflées et leurs toits en pente. Et si ces gigantesques pétales pouvaient bien faire office de perchoirs, il n’était pas question de s’y assoir.  Car de toutes les constructions qui formaient ce bien étrange et titanesque bourgeon, l’animal convoitait la plus haute : cette tour trônant en son centre, semblable au pistil. Mais l’oiseau, oisif, ignorait que seul un directeur pouvait prendre siège tout en haut de ces bureaux : les bureaux d’un Établissement de Formation de Défenseur d’Ozma. 
L’oiseau ne savait pas non plus que, ce 3 Glacies 2533 du nouveau calendrier ozméen, débuterait le périple d’un garçon dans un monde en quête de Rédemption.

– Tu cauchemardes beaucoup ces derniers jours, c’est l’exam’ qui te rend anxieux ?
– Faut croire… répondit Ice d’un ton évasif. Je prends la salle de bain.
Diggs acquiesça pendant qu’Ice amassait ses vêtements dans l’armoire adjacente à l’évier. La douche quant à elle, se situait  dans une petite pièce derrière les lits séparée par un mur. En effet, chaque chambre de l’E.F.D.O avait le luxe d’être équipée de sanitaires, au grand bonheur des étudiants. Comme le temps n’était pas son allié, Ice ne tarda pas sous le confort de l’hydrothérapie matinale. À la place, il fit le choix d’une douche froide et rapide pour se mettre d’aplomb. Sa toilette terminée, l’élève enfila un pantalon sombre, une chemise bleue à manches courtes par-dessous un veston noir, et des mitaines de la même couleur.  Il s’installa ensuite devant le miroir pour y coiffer ses cheveux encore humides. Il arrangea de larges épis vers l’arrière de son crâne et jusqu’en bas de sa nuque, puis fit descendre deux mèches pointues à hauteur de ses joues. Le garçon continuait de contempler son reflet le temps de se laver les dents. Ses yeux bleus n’adoucissaient en rien son expression sévère, mais cela avait le mérite de travestir ses quinze ans derrière un air plus mature que celui de ses camarades. Mais ce qui retenait le plus souvent leur attention, c’était sa chevelure d’albâtre, qui rappelait la neige des plus hauts sommets, sur laquelle le soleil jetait des reflets lavande. 
Diggs en revanche arborait une chevelure bien plus vive, d’un rouge bordeaux, qu’il nouait la plupart du temps en une queue basse comme c’était le cas ce jour-là. Il avait beau s’être habillé d’un pantacourt et d’une chemise cramoisie très seyante, l’hurluberlu dégageait le même air négligeant qu’au réveil. Il le devait à sa dégaine nonchalante ainsi qu’à son regard constamment dissimulé à moitié derrière une épaisse mèche de cheveux. 
– Prêt, beau gosse ?
Ice referma la porte de la salle de bain, ignorant le compliment.
– J’aurais pu l’être plus tôt, il rétorqua d’un ton incisif. Enfin bon, ça change de tes gaffes habituelles.
– Rah, t’inquiètes ! T’reste une grosse demi-heure avant ton rendez-vous avec le dirlo. Et si on allait se taper la cloche à la cafèt’ ?
Ice hésita, arriver en retard pour le début de l’examen serait très mal venu. Ice tenait absolument à faire bonne impression. Or faire confiance à Diggs lorsqu’il s’agissait d’être ponctuel était un pari risqué. D’un autre côté, la journée qui s’annonçait l’appelait à ne pas lésiner sur les calories. Il acquiesça finalement. Mais avant de quitter la chambre, Ice se dirigea vers le bureau, où il avait passé de très nombreuses heures à compléter ses devoirs scolaires. Une zone dans laquelle Diggs s’aventurait bien trop rarement à son goût. Aujourd’hui l’heure n’était plus à l’étude, Ice s’était approché du meuble dans l’unique but de récupérer l’objet qui y était appuyé, à savoir son épée. L’arme était rangée dans un fourreau sobre et solide, lequel dissimulait une lame jamais émoussée malgré cinq rudes années à croiser l’air, le fer et parfois la chair ; une arme qui faisait foi du savoir-faire de son forgeron et du soin apporté par son manieur. Sa garde tressée d’un joli ruban de soie bleu n’en était pas moins impeccable, trônant toujours et fièrement derrière l’épaule gauche du jeune homme.
– T’es au courant qu’en plus des tartines et de la confiture, ils servent aussi des couverts ? ajouta Diggs en regardant son ami s’équiper.
– Tu sais aussi bien que moi que c’est la dernière fois que je quitte cette chambre.
– Sois pas si solennel ! On croirait entendre un condamné.
– Eh bien…  fit Ice l’air pensif pendant qu’il rejoignait Diggs devant la porte, la mort reste un risque potentiel. Là non plus, je ne t’apprends rien. Enfin… ce n’est pas comme si j’avais l’intention de mourir.
– Tu m’étonnes ! Si j’étais la faucheuse, je m’y risquerais pas… ajouta Diggs avec une grimace.
– En même temps, tu te risques déjà pas à faire ton lit…
– Dixit le mec qui sait pas se lever tout seul.
    L’épéiste conclut par un « OK, un partout. » amusé, avant de saisir la poignée. En quittant la chambre, les deux garçons aperçurent un petit bout de papier s’échapper de l’entrebâillement. Ice le ramassa sur le seuil.
– Sûrement l’une de tes admiratrices.
– Elles sont fatigantes… soupira Ice.
Il déplia la note pour n’y lire que deux mots pour le moins inattendus : « Rappelle-toi » rédigés à l’encre bleue et d’une main très élégante. Aucune signature. De quoi devait-il se rappeler ? Il l’ignorait puisqu’il l’avait oublié.
– Ça dit quoi ? demanda Diggs.
– Que t’es trop curieux.
Ice prit la précaution d’enfouir la note au fond d’une des poches de son pantalon. Diggs de son côté n’insista pas et s’engagea dans le couloir. Les deux garçons se trouvaient dans le dortoir des hommes, dans l’aile est de l’établissement. L’usage voulait que la mixité en milieu scolaire soit une norme, cependant les règles de pudeur obligeaient les dortoirs des femmes à être localisés dans l’aile opposée de l’école. Ice ne faisait pas partie des adolescents trop facilement victimes de leurs pulsions juvéniles, ainsi il n’avait encore jamais vu la couleur de ces murs. À l’inverse on y avait déjà surpris son colocataire, avec pour seule défense le prétexte de s’être perdu.
Ice et Diggs empruntèrent l’un des ascenseurs au bout du couloir. Ceux-ci consistaient en de simples plateformes circulaires à l’extérieur du bâtiment, qui transitaient entre les étages depuis de larges tubes invisibles. Cet alliage vitré high-tech était très apprécié des élèves. Ice ne faisait pas exception, jamais las de contempler l’étendue infinie de la Plaine du Silen qui encerclait l’Établissement de Formation des Défenseurs d’Ozma.
– Au fait, fit Diggs adossé contre la paroi invisible de la cabine, tu as bien refilé toutes tes affaires à la consigne ?
Ice décolla ses yeux de la mer émeraude et lui adressa un air railleur.
– Tu joues les nounous ? C’est le monde à l’envers. Ouais c’est fait, j’avais pas grand-chose à leur donner t’façons. À part mes fringues… Même nos cours, ça fait cinq ans qu’on les prend sur la plateforme numérique de l’E.F.D.O. Ils ont bien précisé qu’ils transféraient tout sur notre compte de l’A.D.O.
– Encore faut-il réussir à l’intégrer, l’A.D.O… envoya Diggs d’une voix pensive.
L’épéiste resta silencieux, absorbé lui aussi par ses réflexions. L’Athénée des Défenseurs d’Ozma… à la fois si proche et si loin… le seul obstacle qu’il lui restait à franchir était cet examen.
L’ascenseur ralentit et le désert herbeux disparut derrière les murs du hall principal, quoiqu’encore visible entre les colonnes recourbées d’un immense portique. Ice pressa le pas, refusant de s’attarder à discuter avec les nombreux élèves qui fainéantaient par-ci par-là. Les deux garçons quittèrent le hall par un large couloir en plein air, du moins seulement en apparence, puisque les murs et le plafond demeuraient invisibles mais tangibles à l’instar des cabines d’ascenseur. Les jours de pluie, il n’était pas rare de voir les élèves de première année s’attrouper le long du champ de force, tentant tout guillerets d’attraper les gouttes d’eau qui ruisselaient dans le vide. Ice préférait les sentir lui chatouiller le visage, les soirs où il violait le couvre-feu pour s’entraîner au milieu des herbes du Silen.  
– On a le temps de se poser, annonça Diggs en désignant une table dès leur entrée dans la cafétéria.
Ice acquiesça, il n’y avait en effet pas foule dans la salle, ni même au bar-comptoir. Les deux garçons se joignirent aux quelques élèves en file indienne, plateaux en mains, le long des vitrines. Diggs ne s’encombra que de deux verres et d’une cuillère à soupe, Ice d’un couteau à lame ronde et de quelques tartines, avant de présenter chacun leur tour leur badge devant une petite console. Ils y entrèrent leur commande : un pot de crèmauve, une plaquette d’olignon, et une carafe de jus de baies. Un peu plus loin, les tapis circulaires où étaient entreposés les aliments se mirent à tourner. Suivis par les deux adolescents, les commandes longèrent le bar de l’autre côté de la vitrine, jusqu’à terminer leur course dans des compartiments accessibles. 
Comme à son habitude, Ice choisit la table où s’assoir. Une à l’angle d’une fenêtre, pour la vue, et petite, de sorte à ce que personne d’autre ne vienne s’inviter. Diggs ôta le couvercle souple de son pot de crèmauve dans un petit bruit sourd, pour y plonger sa cuillère et la remonter aussitôt, chargée d’une épaisse et onctueuse crème rosée. En face de lui, Ice tartinait son pain d’un air absent.
– Je sais pas comment tu peux avaler ça de si bon matin…
Diggs fixait avec écœurement la terrine verdâtre étalée sur la pauvre mie de pain de son voisin. Lequel ne répondit que par un bref haussement d’épaule.
– Je déteste l’olignon, ajouta Diggs en s’enfournant une cuillérée de crèmauve. Rien de tel qu’une bonne grosse crème fruitée pour débuter la matinée. Fin j’dis ça, y a des fruits dans c’te saloperie, non ?
Ice croqua dans sa tartine, le regard égaré par-delà la fenêtre.
– Ya quoi déjà ? Des olives, des champignons, de l’oignon… ?
Un simple « hum » suffit à Ice à confirmer la liste d’ingrédients, ce dernier étant toujours plongé dans sa contemplation.
– Il t’arrive quoi ?
Diggs le toisait avec un sourire goguenard et baveux, recouvert de crème de fruits.
– T’as l’air encore moins causant que d’habitude. C’est dire !
– Va savoir, c’est pas comme si j’allais bientôt passer l’examen le plus important de ma carrière de Défenseur d’Ozma… lui renvoya Ice en s’accoudant d’un air désinvolte.
– Ta carrière de DO elle est déjà assurée. Mec, j’vois pas pourquoi tu doutes, t’as un CV en béton armé ! Tu cumules les moyennes maximales dans pas mal de matières, et t’es un dieu de l’escrime. Suffit de voir ta dernière évaluation : les élèves sont censés tenir pendant une durée déterminée, pas battre le prof en un temps record !
– Y a une différence entre savoir désarmer quelqu’un dans un duel réglementé et partir sillonner le monde pendant plusieurs mois, trancha Ice, sans jamais décoller son regard des jardins intérieurs.
– Sincèrement, il reprit, ce ne sont ni les créatures sauvages ni les combats qui me font peur, mais tout le reste. C’est pas un périple que je peux me permettre de prendre à la légère.
– Alors quoi ? T’as peur de te paumer en chemin ? demanda Diggs, tout aussi perplexe qu’amusé.
L’adolescent à la chevelure rubiconde fixait son pot de crème en hochant la tête, le sourire régulièrement entrecoupé par les cuillères qu’il menait mollement à sa bouche.
– J’vais t’dire… il ajouta. J’étais plus effrayé par nos contrôles terminaux que par l’examen final. Surtout celui des maths (d’ailleurs même toi tu l’as foiré). Alors bon, c’est pas une grosse randonnée qui va me faire stresser. On a juste à aller où l’Égide nous demande d’aller, on fait notre job de DO en intervenant là où on doit intervenir, et on se retrouve à l’A.D.O pour dîner. Aussi simple que ça.
Diggs n’avait pas foncièrement tort, pensa Ice l’esprit toujours à des kilomètres de là. Après tout, ils faisaient tous deux partie des cinq pourcents sur les trois mille cinq cent élèves de cet E.F.D.O à être parvenu jusqu’en dernière année de formation. L’épéiste aux cheveux de neige se souvenait encore de ses innombrables petits camarades en pleurs devant la rudesse du programme scolaire, quelques mois seulement après leur inscription. Mais lui, il avait enduré ces cinq années à étudier, à cultiver son corps et son esprit sans jamais se décourager. Cela ne voulait pas dire que ses inquiétudes ne demeuraient pas non plus sans fondements. Dès à présent, il quittait le cocon rassurant des cours et des entraînements encadrés pour finalement prétendre au titre tant convoité de Défenseurs d’Ozma. Et quoi de mieux pour commencer, que de prouver son sérieux et sa ponctualité au proviseur de cet E.F.D.O ?
– Allez, j’m’éclipse, annonça Ice après avoir englouti un dernier verre de jus de baies.
– OK, je t’attendrai à la porte nord, lui répondit Diggs.
– Et moi qui pensais enfin en avoir terminé avec toi…
Sur ce, les deux garçons conclurent leur petit-déjeuner par un sourire entendu. Ice remonta aussitôt le couloir en direction du hall. Il se dirigea au centre de l’immense salle, où se situait une vaste et somptueuse fontaine au design insolite. L’eau s’y écoulait depuis une étrange installation : une large sphère aquatique visiblement inépuisable, soutenue dans les airs par on ne sait quelle technologie et qui plus est, semblait faire office d’écran télévisé. Sur sa surface lisse et liquide se reflétait toutes formes d’informations, bien souvent relatives à l’actualité de l’établissement. Si son aspect pratique n’était pas en reste, cette fontaine devait tout aussi bien sa popularité à son confort esthétique. On y comptait tous les jours et à toutes heures, de nombreuses pauses café, plusieurs fainéants, et parfois même quelques rendez-vous amoureux.
Ice scruta l’orbe volant à la recherche de l’horloge, en espérant ne pas avoir de mauvaise surprise. Quelques minutes le séparait de son entretien avec le directeur. C’était plus que suffisant, s’il se dépêchait. C’est-à-dire s’il parvenait à éviter les jeunes gens assis sur les rebords losangés du bassin.
– Hey Ice !
Dommage. Machinalement, Ice tourna la tête. Il ne tarderait pas à le regretter. Impossible de l’ignorer ; Ice aurait remarqué l’élève même dans le public d’un concert : il s’agissait de Sahale, reconnaissable à son sourire radieux et à sa très longue tresse noir corbeau. Ice avait croisé son regard, certes, mais qu’est-ce qui l’empêchait de reprendre sa route d’un pas pressé ? Qu’est-ce qui empêchait aussi l’autre élève d’accélérer pour le rattraper ? Ice réfréna son envie de soupirer. À partir de maintenant, arriver à l’heure allait être un véritable défi.
– Salut Ice ! fit Sahale en tendant son avant-bras une fois à ses côtés.
– Salut, répondit Ice d’un ton sans réplique.
Un silence s’installa, Ice continuant de marcher le regard braqué devant lui et Sahale le poignet immuablement levé. Devinant que ce dernier n’était toujours pas baissé, Ice se résigna à croiser son avant-bras contre celui du pot de colle. 
– C’est le grand jour pour toi, alors ? Stressé ?
– Ouais.
Malgré sa brièveté nonchalante, l’aveu provoqua un haut-le-corps chez Sahale.
– Ouah ! s’exclama la sangsue, yeux béants. Ice Enadijd qui stresse ? Finalement, t’es aussi humain que nous autres.
Ice s’arrêta brusquement, l’air encore plus renfrogné.
– Qu’est-ce que ça veut dire ? il demanda, d’une voix enfin expressive.
Sahale répliqua par un rire clair et amical, tentant plus ou moins bien de le rassurer.
– Ahah, n’y fais pas attention. Ce sont juste des racontars d’autres élèves. Certains aiment dire qu’à cause de ton caractère taciturne et tes résultats incroyables, tu serais la réincarnation d’un démon.
– C’est ridicule, fit Ice d’un petit hochement de tête agacé avant de reprendre sa route. Et toi ? On ne peut pas vraiment dire que tu sois du genre à m’éviter…
– Moi ? Tu sais bien que je veux devenir l’épéiste dont le talent s’étendra jusqu’au firmament ! Et vu l’intensité de nos affrontements, je continuerai à te harceler jusqu’à ce que ça n’en vaille plus la peine !
Sahale ne pensait pas si bien dire. En outre, il est vrai que l’élève à la tresse de jais avait fait des duels sa raison de se lever ; une assiduité et une persévérance que son rival aux cheveux de neige était forcé de reconnaître. 
– Moi, mon examen commence demain ! continua Sahale à qui Ice (accélérant toujours) n’avait rien demandé. J’en pouvais plus d’attendre, ça fait déjà un mois que les premiers élèves ont été envoyés ! 
– J’ai entendu dire qu’ils envoyaient les meilleurs plus tardivement. On aurait droit à un itinéraire plus court mais plus retors…
Ice ponctua sa phrase sur un ton faible et hésitant, soudainement saisi par un doute. Pouvait-il vraiment compter Diggs parmi « les meilleurs élèves » ? Ses qualités au combat ne valaient pas les siennes ni celles de Sahale et ses résultats dans les matières culturelles se montraient pour le moins lacunaires. Finalement, peut-être donnait-il trop de crédits à cette rumeur. 
– Je me demande pourquoi tout le monde ne commence pas l’examen le même jour…
– Hmm… marmona Sahale, pensif à son tour, croyant que la question lui était adressée. J’imagine que c’est pour éviter de fausser les évaluations. 
Ice et Sahale (toujours sur ses talons) atteignirent l’autre bout du grand hall, où s’étendait en hauteur un autre tube invisible et dont la base, seulement translucide, ne présentait encore aucune plateforme. Ice appela l’ascenseur à l’aide du terminal devant lui, pendant que Sahale s’évertuait à répondre à sa dernière question.
– La période d’exam’ est la même pour les quatre E.F.D.O réparties sur les autres continents. Si tous les élèves partaient en même temps, il y aurait forcément des groupes de plus de trois élèves qui se formeraient. On doit être quelques centaines à passer l’exam, du coup certains auront des itinéraires plus ou moins identiques. D’autant plus que la destination est la même pour tous…
– Le Colisée, compléta Ice en lui rendant pour la première fois son regard.
Les deux camarades partageaient la même lueur vivace au fond de leurs yeux.
– Ouais, le Colisée ! répéta Sahale comme pour attiser davantage cette passion ardente. Mais… j’ai peur qu’ils annulent les tournois… Il parait que le Zodiaque mène des attentats terroristes aux Terres de l’Eau.
– Qu’ils s’attaquent au Colisée pour voir…L’Égide sera là pour les accueillir.
– T’as raison ! s’exclama Sahale. Et puis affronter les meilleurs apprentis DO dans la plus grande arène du monde… ça vaut le coup de prendre le risque !
L’épéiste aux cheveux blancs était bien de cet avis,  et partageait un engouement tout aussi intense. Et pourtant ce n’était ni la célébrité ni la clameur des gradins qui stimulaient chez lui une telle excitation. C’était la perspective de ce qui s’offrait au-delà : une place à l’Athénée des Défenseurs d’Ozma. Voilà qu’il trépignait à présent ! Et cet ascenseur qui n’arrivait pas… toujours pas. Ice savait bien qu’il n’aurait pas dû déjeuner ! 
– Descends… descends… il lui ordonnait via d’explosives pensées.
Puis, la plateforme arriva enfin.
– Ouah, elle a fait vite ! commenta Sahale avec un entrain mêlé de déception. Je ne vois jamais le temps passer quand j’te parle !
Ice ne répondit que par un rictus, avant de bondir à l’intérieur, les doigts déjà sur la console de la plateforme circulaire.
– C’est là que je te laisse Sahale, j’ai un examen à passer ! il lui annonça, le cœur tambourinant dans sa poitrine.
– Ouais, t’as raison, ne te met pas en retard ! 
Le rictus laissa place à une grimace agacée. Mais Sahale ne semblait toujours rien remarquer, reprenant chaleureusement :
¬¬– On se verra peut-être dans l’arène, avant de se retrouver dans les locaux de l’A.D.O !
Ice leva le pouce, les talons déjà tournés vers le terminal. Il termina d’entrer les coordonnées du dernier étage sur la console de la plateforme, et confirma son autorisation à l’aide de son badge magnétique. L’élévateur démarra aussitôt. La silhouette androgyne de Sahale rapetissa sous ses pieds tandis que le manteau émeraude de la Plaine du Silen commençait à s’épandre par-delà l’horizon. 
L’ascenseur escaladait la tour centrale, le bâtiment le plus haut de l’école où se trouvait la plupart des bureaux administratifs. Naturellement, celui du proviseur ne faisait pas exception. Enfin, la plateforme commença à ralentir doucement jusqu’à ce qu’un son informatisé l’avertisse de son arrivée. L’adolescent pénétra dans un petit vestibule ; un secrétariat, il reconnut à la présence du bureau en fond de salle. L’endroit était vide… peut-être l’heure de la pause ? Ice se tourna vers la porte adjacente au bureau, où le nom de « M. Jenn Hagen » luisait sur une plaque. Il inspira un grand coup et pressa la poignée d’une main assurée.
Malgré l’aspect cossu des meubles, la riche décoration des rayonnages et la singularité de quelques écrans holographiques, c’est la baie vitrée qui tapa dans l’œil de l’adolescent : elle capturait, avec son regard, l’immensité de l’azur à l’intérieur de la pièce. Mais Ice n’était pas assez fou pour ignorer l’homme assis au milieu de la pièce, devant un bureau curieusement tourné perpendiculairement à la baie vitrée, le fauteuil entre le meuble et les rayonnages. Cette disposition donnait au directeur un caractère bien plus humble. Peut-être préférait-il lui aussi contempler de temps en temps la voute céleste plutôt que de lui constamment dos. 
À cette humilité s’ajoutait un air sympathique, probablement dû cette fois-ci aux traits juvéniles qui trahissait chez l’homme, peu d’ancienneté dans sa fonction. Ses cheveux étaient argentés, une couleur froide qui rappelait à Ice les habitants de son pays, en particulier son grand-frère, dont les mèches brillaient du même gris intense. Celles de Jenn étaient coiffées en bataille, ce qui ne convenait pas vraiment à l’image qu’on pouvait se faire d’un proviseur d’une institution si éminente. En dépit du reste, le costume seyait l’homme, et rappelait efficacement son statut.
– Pile à l’heure ! annonça le proviseur en détachant son regard d’un des écrans holographiques. Ta ponctualité mérite des éloges, Ice.
– Vous ne pensez pas si bien dire… lui répondit Ice, avec une pensée maussade pour deux de ses camarades de classe.
La satisfaction prit toutefois le pas sur l’amertume. Alors, qui c’est l’élève exemplaire ?
– En revanche, quelle audace d’entrer dans mon bureau sans frapper !
Ice eut l’impression de s’être pris l’ascenseur sur le haut du crâne. Il se mordit les lèvres, l’air contrit, en ajoutant d’une voix alarmée :
– J-je suis désolé !
Le proviseur étouffa un rire chaleureux, avant de lui désigner un siège devant son bureau.
– Je te charrie ! Je t’en prie, assieds-toi.
– Je préfère rester debout.
– À tes aises. Alors comment te sens-tu ? Ça fait une paye que je ne t’ai pas vu.
Ah bon ? Ice s’était gardé cette question. M. Hagen avait pourtant l’habitude d’assister à ses évaluations importantes. Un privilège que le proviseur préférait peut-être faire semblant d’oublier.
– Impatient, répondit Ice, je n’étais pas venu dans votre bureau depuis quelques années… 
L’adolescent balaya la pièce du regard. 
– …vous devez être tranquille ici.
Un sourire pensif s’accapara le visage de Jenn.
– On fait difficilement plus isolé que le sommet d’une tour.
– J’aurais peine à vous considérer comme une princesse, ajouta Ice sans son sérieux habituel.
– Ah ah ! Pourtant il m’arrive de partager le même ennui ! Quand ça arrive, je m’amuse à bloquer des élèves dans l’ascenseur.
Ice resta coi, fixant le proviseur les yeux ronds.
– Je plaisante.
« Vraiment ? » pensa Ice le sourcil levé, « ce serait bien son genre en fait ».
– Soit… je suppose que je ferais mieux de garder mon sérieux. Aujourd’hui est un jour très important ! C’est le jour où tu pars revendiquer ton titre de DO.
Ces paroles galvanisaient l’adolescent. Le titre de Défenseur d’Ozma lui apparaissait enfin à portée de mains, et celles-ci frissonnaient d’impatience.
– Ice, l’examen que tu vas subir est certes le point culminant de ta formation, tes résultats prouvent de loin ta valeur, mais en vue des dangers qu’il impose j’ai pour devoir de te rappeler qu’il n’est pas obligatoire. Tu es bien résolu ?
– Tu m’étonnes ! répondit-il d’instinct. Euh je veux dire, oui monsieur. C’est mon devoir après tout.
– Ton devoir, hein… répéta le proviseur.
Les mains jointes en triangle sur son bureau, Jenn dévisageait d’un œil concentré l’adolescent qui se tenait devant lui, droit comme un piquet. Il n’avait aucun mal à déceler l’excitation que camouflait l’élève derrière son soudain excès de discipline.
– Tiens, petite interrogation surprise : peux-tu me rappeler la date de fondation de l’Égide ?
Ice, effectivement surpris par la soudaineté de cette question, n’eut point besoin de réfléchir. Un élève en E.F.D.O apprenait cela dès son premier cours d’histoire, il s’agissait d’une base. Alors pourquoi lui demandait-il à lui dont la moyenne en histoire demeurait l’une des plus haute de l’école ?
– Selon les textes fondateurs d’A.A, l’Égide aurait officiellement vu le jour en l’an 0 du nouveau calendrier ozméen, répondit correctement l’élève.
– Et quel était son but ?
– Relever Ozma des blessures causées par l’Eclyps, il poursuivit, et empêcher ce cataclysme de se reproduire en préservant la paix dans le monde.
Un sourire benoît se dessina à nouveau sur le visage de Jenn. L’homme fit pivoter sa chaise et tourna son regard vers le bleu infini du ciel qui s’étendait dans le fond de la pièce.
– Un bel idéal, il commenta. Un idéal que nous nous sommes forcés de défendre durant de très nombreux siècles. L’Égide est à présent omniprésente, veillant au sein de chaque société. Pourtant, comme tu as du l’apprendre dans tes cours, nos efforts n’ont parfois pas toujours été suffisants.
Ice fixait le proviseur d’un air un peu confus, sans trop quoi savoir ajouter. 
– Parfois, reprit le proviseur d’une voix contemplative, la paix se retrouve disputée selon des idées différentes. Des ordres sont donnés, des armées sont formées, des armes sont levées… et la paix disparaît jusqu’à ce que l’un des camps clame l’avoir remportée. Ice, vois-tu où je veux en venir ?
– Que la guerre est stupide ? répondit naïvement l’adolescent.
– Certes. Et la guerre est menée par des soldats. Ice, tu n’es pas un soldat. Ton épée n’appartient qu’à toi seul, elle te servira à défendre tes choix, et non à exécuter des ordres. Il en va de même pour tous les futurs Défenseurs d’Ozma que nous formons partout dans le monde. Que ce soit dans les E.F.D.O d’Occide, d’Orian, de Septentrio ou de Kantros, mais aussi au sein de l’A.D.O que tu aspires à intégrer.
– Je vois, exprima Ice d’un air déterminé. Est-ce la raison pour laquelle l’examen consiste en une sorte de voyage initiatique ? Pour mettre à l’épreuve notre autonomie et notre responsabilité en tant que DO ? 
Le proviseur étira les lèvres une fois de plus, visiblement très satisfait et soulagé par la réponse de l’élève.
– Tu apprends vite, j’ai hâte de voir ce que donnera ton évaluation. Et pour l’officialiser… (Jenn extirpa quelque chose de ses paperasses), voici ta carte de Défenseur d’Ozma.
– Mais… contesta Ice après s’être saisi de l’objet. Je ne suis pas encore DO !
– C’est pourquoi elle affiche « en examen ». Elle sera mise à jour automatiquement une fois ton périple terminé, à condition que tu le mérites bien sûr.
Mise à jour ? Ice comprenait maintenant pourquoi ce truc était si rigide. Un simple bout de papier n’aurait pas pu se permettre d’afficher des informations sur une interface numérisée, tactile qui plus est ! Ce gadget ressemblait plus à une sorte d’écran miniaturisée qu’à une véritable carte de visite, d’ailleurs.
– Ne t’en fais pas, c’est du solide ! ajouta Jenn en regardant l’élève tapoter l’objet d’un air perplexe. Toutes les informations relatives à ton identité et ta scolarité y sont enregistrées, elle te sera utile si tu as besoin de prouver ton appartenance à l’Égide.
Ice haussa les épaules en se contentant d’un « Sans doute. », et accrocha la carte à son torse. Au moins les designers n’avaient pas oublié la broche. L’élève se débarrassa de son ancien badge à la demande du proviseur, qui lui tendit aussitôt un nouvel appareil.
– Et voici ton Transmetteur de Rapport de Mission, ou TRM, ou trem… appelle-le comme tu veux. J’imagine que ce n’est pas la première fois que tu vois en un.
Qui n’aurait pas reconnu cette petite tablette tactile ? Ce terminal portable accompagnait les Défenseurs d’Ozma en tout lieu tout instant, réputé aussi dans le monde entier pour faire saliver n’importe quel accroc à la téléphonie dernier cri.
– Interface holographique, caméra UHD, réalité augmentée, batterie auto-rechargeable, ergonomie irréprochable…
Jenn continuait d’énumérer fièrement les fonctions de l’engin, l’œil brillant, espérant peut-être rendre son enthousiasme contagieux.
– Bref, un petit bijou de manatechnologie ! N’hésite pas à joindre des enregistrements vidéos ou des photos lors de tes futurs rapports, cela nous permettra d’évaluer ton parcours avec d’autant plus de précisions.
Ice accepta l’objet avec impassibilité presque vexante.
– Pour l’instant, ton TRM ne te servira qu’à la transmission de rapports de missions, la plupart de ses fonctionnalités n’ont pas encore été installés. Oh et tu n’as pas accès à l’Arantèle non plus, donc inutile d’essayer de flâner sur les moteurs de recherche ou les réseaux sociaux.
– Tant mieux, j’espérais ne pas avoir à m’en servir trop souvent, affirma Ice en rangeant l’objet dans sa poche avec le plus grand désintérêt.
L’attitude de l’élève ne manqua pas de faire sourciller son proviseur, néanmoins amusé, comme le fit entendre son petit rire discret.  
– Et… pour mon itinéraire ? demanda Ice, dont la voix trahissait un soupçon d’impatience.
– Oh ! s’exclama Jenn, j’avais oublié avec tout ça ! Que veux-tu, les formalités sont quand même nécessaires… Bien ! Comme tu le sais déjà, ton examen consiste en un long périple durant lequel tu te dirigeras vers le Colisée d’Asgell au sud des Terres de l’Eau. Ton itinéraire, quant à lui, rime avec « linéaire » : tu vas devoir traverser le continent d’Occide en direction du nord, en passant d’abord par le village d’Ilad, la ville de Rocange puis la cité de Solasis.
Ice déglutit discrètement, les yeux ronds. Cette dernière étape ne l’enchantait guère.
– C’est un parcours particulièrement long, donc je te conseille vivement de ne pas lambiner, ou tu rateras les inscriptions pour les derniers tournois du Colisée. Ce serait dommage.
Dommage n’est pas le terme qu’aurait employé Ice. Plutôt quelque chose de plus alarmant, comme « catastrophique » ou « Si j’apprends ça, j’mange mes godasses. ». Mais il se garda de reprendre le proviseur, cet homme qui le scrutait toujours avec la même attention.
– Des questions, remarques… ?
– Aucune, répliqua l’élève.
– À vrai dire, moi j’en ai une dernière à te poser, Ice.
Le ton qu’avait employé le proviseur avait subitement quitté le registre formel pour un accent plus personnel. L’adolescent lui interprétait même une certaine inquiétude.
– Tu es sur de vouloir partir seul ? L’examen peut se faire en binôme ou trinôme, cela atténuerait les dangers de ton périple. Je sais que tu es plutôt solitaire, mais tu as bien un ami non ? Diggs si je ne m’abuse. Il a certes des résultats passables en matières culturelles, mais il reste un combattant très compétent.
– Mon choix ne va pas à l’encontre du profil de Diggs, expliqua Ice. Diggs a fait la promesse d’accompagner quelqu’un pour l’examen, et je n’aime pas travailler en groupe. Je respecte son choix de fidélité comme il respecte mon vœu de solitude.
M. Hagen arbora un air profond et sondeur. Cette sensation pénétrante d’avoir la moindre de ses pensées mise à nue… Ice l’avait ressenti chaque fois qu’il avait eu affaire à cet homme. Il se souvenait encore de cet œil, à la fois doux et perçant, l’accueillir au sein de cette école prestigieuse il y a déjà cinq ans de cela. Et c’était sous ce même regard saisissant qu’il la quittait aujourd’hui.
– Très bien, fit M.Hagen en se levant de son siège. Sur ce, cet entretien est terminé. Ton examen débute maintenant.
L’expression sur le visage du proviseur s’était aggravée.  Il se tenait droit, effectuant le salut des Défenseurs d’Ozma. On l’appelait le « bras en croix ». Un geste où l’avant-bras est présenté en diagonale à quelques centimètres du visage et qui dessine une croix, à condition que l’interlocuteur rende le geste. Les élèves avaient familiarisé ce salut en se frappant franchement coudes, poignets ou avant-bras, rendant au signe de croix un aspect beaucoup plus tangible.
Ici le bureau séparait l’élève et le proviseur. Il n’était pas question de familiarité mais de solennité. Et ce fut avec un ton assorti que le directeur prononça sa révérence.
– Défenseur, puisse tes actions mener Ozma sur le chemin de la Rédemption.
Un dernier silence occupa la salle, maintenu par une joie imprononcée. Ice baissa le bras, puis il quitta la pièce sans se retourner.

Un vent cordial soufflait sous la galerie couverte de la porte nord. La brise accompagna l’adolescent dès ses premiers pas sous le plafond incomplet du portique, tandis qu’Ice, incorrigible, égarait à nouveau son regard dans l’immensité de la Plaine. S’apprêtant à fouler les premières herbes sémillantes, le jeune homme s’arrêta tout à coup. Le vent venait de changer d’air pour lui souffler aux oreilles une vibrante mélodie, le faisant tressaillir jusqu’aux orteils dans une frissonnante harmonie. Il s’en alla à la poursuite de ces notes cuivrées, pourvu qu’elles ne disparaissent étouffées, dans le silence de cet espace infini. Elles le guidèrent sur le parking d’à côté où attendait un autre jeune homme. Il faisait dos à la Plaine, avachi contre une barrière automatique débouchant sur l’unique route bitumée qui séparait la mer d’émeraude en deux. Il tenait à la bouche un harmonica en laiton, que l’on aurait pu confondre avec l’or à cause de l’éclat de Sol qui s’y reflétait. Ice s’approcha du musicien et lui lança :
– Je t’avais oublié tiens !
– Et y m’suffit de pousser la chansonnette pour te ramener ici, comme un cheval, déclara Diggs après avoir rangé son instrument.
– Venant d’une tête de mule, ça me fait sourire ! répliqua l’épéiste en illustrant son propos.
Diggs hocha la tête, et ajouta avec amusement :
– Y a pas à dire, j’fais pas le poids. T’as la langue aussi tranchante que ta lame. Alors ? il fit en décrochant une sacoche de son pantacourt, ton itinéraire ça donne quoi ?
– Ilad et Rocange. Par contre ils m’font passer ensuite par Solasis…
– Solasis ?! répéta Diggs interloqué. Y sont sérieux les mecs ? Du coup tu dois quitter Émeral par le nord…
Ice acquiesça, le visage tourné vers l’horizon. Une multitude de souvenirs se bousculaient dans sa tête, comme si ces derniers s’évadaient chacun leur tour pour se perdre parmi les millions de brins d’herbe, et laissant derrière eux un vide étrange et chaleureux.
– Émeral… prononça Ice, dicté par la nostalgie. Ce pays va me manquer.
– Ah ça, fini de pioncer dans la Plaine du Silen !
– Je m’entraînais ! corrigea aussitôt l’épéiste.
– Au point de t’écrouler de fatigue ! Comme si les cours suffisaient pas… T’as de la chance qu’aucune créature ne rôde dans cette zone. Tiens au fait…
Diggs brandit la sacoche qu’il avait détachée plus tôt et en retira une petite boule rouge cristalline. Elle avait la taille d’une balle de ping-pong et l’éclat d’un rubis.
– Un orbe de feu ? réalisa Ice avec stupeur. Où t’as eu ça ?
– Une récompense d’un exercice sur le terrain… J’t’en ai mis cinq.
Diggs referma la sacoche après y avoir rangé l’orbe puis la tendit à son interlocuteur. Ice l’accrocha sur son flanc droit. Il reconsidéra ensuite le regard sérieux de son unique ami.
– T’es bien prévoyant… c’est pas ton genre.
– Hum, hésita Diggs, tu sais il faut bien que je commence à prendre de bonnes habitudes. Ce s’rait bête de mourir maintenant. Il y a le statut de Défenseur d’Ozma qui nous attend au bout du chemin, après tout. Défenseur du monde hein… ça va nous en faire des privilèges, et pas mal de responsabilités…
– Ça changera de tes gaffes habituelles ! acquiesça Ice d’un air satisfait. 
Diggs répondit avec le même sourire entendu, avant de lever son poignet devant lui. Les deux adolescents se frappèrent machinalement les coudes pour un dernier bras en croix. Derrière ce geste fraternel se transmettait leur espoir de se retrouver tous les deux dans la meilleure école au monde, le quartier général de l’Égide, l’Athénée des Défenseurs d’Ozma !


Diggs s’écarta. Ice sauta par-dessus la barrière automatique, le cœur aussi léger que la brise, prêt à mener ses pas parmi les remous verdoyants du Silen.